Études finno-ougriennes, n° 27, 1995.

Eva TOULOUZE

L’OUDMOURTIE ET LES OUDMOURTS EN 1994 :
état des lieux et perspectives d’avenir d’un peuple finno-ougrien

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L’auteur étudie l’état actuel de la conscience nationale chez les Oudmourts à partir de sources diverses, dont des enquêtes sur le terrain. Une première contradiction oppose la ville, russe, à la campagne, qui a gardé son caractère originel. C’est là qu’est sise l’identité oudmourte, ce qui met les citadins en porte-à-faux. Or parmi ceux-ci on trouve les intellectuels, qui doivent s’adapter à un monde étranger. D’où un fossé interne à la population oudmourte, une méfiance virtuelle entre ces deux groupes, aggravée par la peur que l’histoire a enracinée au cœur des gens.

Ces dernières années ont connu un formidable réveil, avec la naissance d’organi­sations oudmourtes. La langue, l’identité oudmourte retrouvent une dignité nou­velle. Or l’Oudmourtie est un enjeu de taille pour Moscou : l’action des organisa­tions oudmourtes dispose donc d’un espace limité. Mais l’éveil se manifeste ailleurs aussi : des revues ont été créées, des voix se font entendre en littérature et notamment en poésie. Dans la recherche on perçoit des changements : les recher­ches d’histoire ancienne, d’ethnologie et de folklore, ont pris un nouvel essor, on publie des études de spécialistes étrangers.

Avec l’ouverture de cette république naguère interdite aux étrangers, les pays les plus présents sont la Hongrie, qui a manifesté au plus haut niveau son intérêt pour les Finno-Ougriens de Russie, la Finlande, à qui revient l’initiative d’échanges de chercheurs et l’Estonie, considérée comme ennemie dans la Russie d’aujour­d’hui…

Dans un monde en plein bouleversement, la question des perspectives se pose en termes aigus : les indiscutables évolutions dans le sens d’un maintien et d’un développement de l’identité oudmourte suffisent-elles à assurer sa survie ?

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Dans les dernières années j’ai eu diverses occasions d’étudier la situa­tion actuelle, les conditions de vie du peuple oudmourt et l’état de préser­vation de sa culture traditionnelle. La faible connaissance que nous avons de ces questions hors des frontières de l’Oudmourtie m’encourage à présenter ici un bilan de mes observations. Je voudrais l’introduire en passant en revue mes canaux d’information ; dans la mesure où mes analyses portent sur une réalité vivante et par là-même extrêmement complexe, il me semble indispensable de présenter les outils qui m’ont permis de me faire une opinion, d’échafauder des interprétations, de pro­poser des hypothèses. Il s’agit en bref de présenter mes sources, les­quelles, on le comprendra, ne sauraient être exclusivement livresques. 

0. Les sources

Un contact quasi quotidien avec les étudiants oudmourts de Tartu, l’ensemble des matériaux écrits disponibles et deux voyages de près de trois semaines chacun en janvier et novembre 1994 : voilà l’origine de mes informations sur la situation actuelle des Oudmourts. Ces « sources » sont fort hétérogènes et leur valeur est inégale ; à des titres divers, elles n’en sont pas moins éclairantes.

a) Depuis deux ans, une vingtaine de jeunes Oudmourts fait ses études en Estonie, à l’Université de Tartu (TÜ) et à l’Université d’Études Agro­nomiques (EPÜ) de la même ville. Cela a été possible grâce à l’initiative d’une ONG estonienne, « Fenno-Ugria », qui, avec la collaboration du Ministère oudmourt de l’Éducation, sélectionne sur place des jeunes Oudmourts souhaitant faire leurs études universitaires en Estonie. Il s’agit de permettre à des jeunes porteurs de leur culture spécifique d’acquérir une formation universitaire plus ouverte que celle qu’ils auraient en Oudmourtie et d’échapper ainsi à la russification culturelle. Ce pro­gramme, financé en partie par l’Association M.A. Castrén de Helsinki, ne recueille pour l’instant, à mon avis, que des succès partiels : beaucoup de jeunes, notamment issus de couches privilégiées, se découvrent oudmourts pour l’occasion, le contrôle n’étant guère aisé à réaliser. Par ailleurs, s’intégrer en Estonie n’est pas chose facile : apprendre l’estonien s’avère plus compliqué qu’on ne pourrait le croire, même pour des Oudmourts ; l’environnement se montre dans le meilleur des cas indifférent, dans le pire hostile : parlant russe, pétris de mode de vie russe, les jeunes Oud­mourts (et autres Finno-Ougriens dans la même situation) ne bénéficient pas d’un traitement de faveur de la part de leurs condisciples estoniens. Ceux-ci, déjà plus renfermés et réservés de nature, parlent souvent mal le russe, voire ne le parlent guère, et ne manifestent nul intérêt pour leurs « parents » de l’Est…

Or toutes ces difficultés d’adaptation et d’insertion dans une nouvelle société révèlent a contrario au moins une partie de leur univers mental. Mes contacts, proches et réguliers, avec cette communauté depuis deux ans m’ont permis de pénétrer le fait oudmourt sans doute mieux que si j’avais abordé le voyage munie uniquement d’une culture livresque.

b) La culture livresque justement : qui s’intéresse à la culture oud­mourte trouvera dans les œuvres de Péter Domokos des informations précieuses, qui lui permettront de s’orienter de manière relativement critique dans l’histoire tragique de ce petit peuple. Ces œuvres, écrites en hongrois, sont aujourd’hui accessibles aussi en russe (aussi bien A Kisebb uráli népek irodalmának kialakulása [La formation de la littéra­ture des petits peuples ouraliens] que Az udmurt irodalom [La littérature oudmourte[1]]) voire en allemand (pour le premier). En Oudmourtie même, on n’a bien sûr pas cessé de publier des recherches sur la culture oudmourte et sur l’histoire de la région. Ce sont des matériaux incon­tournables et souvent précieux, mais qui demandent une lecture extrême­ment critique en raison des pesanteurs idéologiques imposées par le régime soviétique. Aujourd’hui, la situation a changé : on écrit sur des thèmes naguère tabous, on formule des idées inconcevables il y a encore dix ans. Il n’en reste pas moins que d’autres contraintes interviennent : il y a de nouveaux thèmes à la mode, sans compter qu’en matière d’identité nationale — donc de sciences humaines — tout, par nature, est politique. En tout cas parmi les publications les plus récentes, il y en a deux qu’il me paraît important de citer ici, en raison de leur sujet ou de leur valeur intrinsèque. Il s’agit de deux ouvrages dont la parution remonte au début du mois de novembre 1994.

Le premier[2] est l’oeuvre de Nikolaj Spiridonovič Kuznecov, jeune retraité du KGB. Pas de secrets : il décline lui-même son identité, dissi­pant du coup tout mystère, voire toute diabolisation autour de sa per­sonne. Il a d’ailleurs été vice-président de l’organisation politique de la communauté oudmourte, Keneš, dont il sera question plus loin. Kuznecov bénéficie donc d’une position privilégiée : il a accès à des archives pré­cieuses et, jusqu’à ces dernières années, totalement secrètes. Fin 1993, il avait publié un petit livre en oudmourt[3] sur les répressions de l’intel­ligentzia dans les années 30. Maintenant, il présente en russe un ouvrage bien plus consistant, qui aborde la question dans une perspective plus large. Cet ouvrage reproduit un nombre important de documents d’archives et de souvenirs. Au-delà même de son contenu, qui mérite une analyse plus conséquente, il faut saluer son existence : il lève un certain nombre de doutes sur des informations historiques, il fait sortir du silence un certain nombre de thèmes tabous.

Avec une portée différente mais tout aussi significatif, il faut men­tionner ici l’ouvrage de Vladimir Emeljanovič Vladykin, professeur d’ethnographie à l’université d’Iževsk : il s’intitule La vision religieuse et mythologique du monde chez les Oudmourts [Vladykin 1994]. Dans cet ouvrage l’auteur s’emploie à donner une image synthétique de la mythologie oudmourte en s’appuyant sur une très large bibliographie et sur ses propres recherches de terrain. Le sujet est d’actualité : la Russie est en effet, comme l’auteur le souligne dans son introduction, à un moment de son histoire où le rapport au fait religieux est en train de changer radicalement. Il est sans doute difficile de se tenir à la pure objectivité scientifique, même si c’est là le pari fait par l’auteur : saluons, en dépit de quelques faiblesses, la mise à notre disposition d’une somme d’informations auparavant éparses ainsi que de précieux outils de réflexion.

c) Les voyages. Le contact direct, l’exploration du terrain sont enfin possibles : n’oublions pas que ce n’est que depuis quelques années que cette république rigoureusement fermée a commencé à accueillir des étrangers. Les premiers groupes hongrois ont visité l’Oudmourtie en 1982 ; mais le libre déplacement des individus remonte à la fin de la perestroïka. Mes voyages ont été à mi-chemin entre le voyage d’études classique et l’expédition ethnographique. J’ai d’une part visité les établis­sements officiels de la capitale (Université d’Iževsk, Institut de recherche, sièges de journaux et de revues, Théâtre oudmourt, mais aussi Conseil des ministres…), où j’ai eu des rencontres avec les principaux responsables ; d’autre part j’ai pu passer beaucoup de temps dans des villages de diffé­rentes régions, où j’ai été reçue dans des maisons, où j’ai résidé chez des paysans et où j’ai, de manière générale, rencontré les porteurs les plus dynamiques de la culture oudmourte.

J’ai bénéficié de ce point de vue de conditions exceptionnelles, étant en général accompagnée par une personne bénéficiant de la confiance abso­lue des familles visitées. Cela a permis d’échapper aux contraintes de la « délégation officielle », contraintes qui peuvent avoir des incidences sur le discours adressé à l’étranger en visite.

Mon premier séjour en Oudmourtie en janvier 1994 a duré deux semaines et demie ; j’étais accompagnée d’un jeune Estonien. Outre de nombreuses rencontres à Iževsk dans le monde de la politique et de la culture, j’ai pu alors visiter un certain nombre de « raïony » : au Sud du pays, celui d’Alnaši (région natale des écrivains Ašalči Oki, Gennadi Krasiĺnikov, Pëtr Černov et de bien d’autres), à l’Ouest, celui de Vavož, région natale de Kuzebaj Gerd, au Nord-Est, d’abord la région de Jakšur-Bodja puis, plus au Nord, celle de Šarkan. Mon séjour a coïncidé avec l’Assemblée annuelle de l’Association pour la Culture oudmourte, à laquelle j’ai assisté.

Mon deuxième séjour a eu lieu fin octobre-début novembre 1994, en compagnie de deux étudiants estoniens. Nous étions invités au Congrès de l’Union des Écrivains ainsi qu’au Congrès des Oudmourts organisé par Keneš (je reviendrai sur ces initiatives et sur ces structures) à Iževsk, mais surtout nous avons beaucoup circulé à la campagne : autour d’Iževsk, dans le raïon de Zavjalovo, au village du même nom et à Piro­govo ; de nouveau à Jakšur Bodja, puis tout au Nord du pays, dans le raïon de Jukamenskoje, dans les villages bessermans de Šamardan et de Pyšket ; nous avons été reçus à plusieurs reprises à Karamass-Pelga, un village du raïon de Kijassovo, au Sud, ainsi qu’à Varzja-Či dans le raïon d’Alnaši. Enfin, nous sommes retournés à Vavož, non sans passer par la ville de Možga. Partout nous avons été accueillis dans des familles d’amis, dans un cadre non formel, même si dans certains cas nous avons également rencontré les autorités locales. Au cours de ce séjour, nous avons été en permanence accompagnés par deux jeunes Oudmourts faisant leurs études en Estonie, qui ont été d’excellents informateurs et intermédiaires toutes les fois que cela s’est avéré nécessaire. J’ajoute que l’un d’entre eux, Vasili Hohrekov, était chargé par le Musée Ethnographique Estonien de filmer l’ensemble des éléments intéressants rencontrés au cours du voyage. Nous disposons donc, en plus des notes personnelles de chacun et de près de 400 photographies, d’environ 10 heures d’enregistrements vidéo.

Voilà donc les sources qui me permettent de présenter ici quelques éléments d’appréciation sur l’Oudmourtie d’aujourd’hui.

1. La ville et la campagne : identité et mode de vie

C’est là sans doute la première contradiction qui saute aux yeux du visiteur : celle qui oppose la ville à la campagne. Cette opposition touche des dimensions essentielles de l’identité nationale et mérite donc d’être abordée en tout premier lieu. Ce n’est d’ailleurs pas un élément propre à l’Oudmourtie : dans toutes les zones de l’ex-URSS habitées par des Finno-Ougriens qu’il m’a été donné de visiter[4], le même problème se re­trouve, en des termes analogues. La culture oudmourte est étroitement, organiquement liée à la vie rurale qui est le terreau dont elle se nourrit. S’il est vrai que la télévision a pénétré partout, la campagne reste relati­vement isolée : les routes ne sont pas toutes asphaltées et la boue repré­sente, à l’automne et au printemps, un obstacle réel à la circulation. Le village reste ainsi dans une certaine mesure à l’écart du « progrès » imposé centralement, il est à l’abri du nivellement des coutumes et des pratiques quotidiennes.

Il est vrai que la principale revendication des Finno-Ougriens de la Volga, dans leurs tentatives actuelles d’affermir leur position et de ne pas disparaître en tant que groupe, porte sur la préservation de la langue et du patrimoine oral, ainsi que de l’artisanat : c’est l’équivalent du hon­grois « a nyelvben él a nemzet » qui était inscrit sur le haut du tableau de la classe d’oudmourt à l’école de Pirogovo. Mais nous aurions tort de négli­ger l’importance du « mode de vie » : la survie implique une réhabilitation de la vie rurale. De ce point de vue, la situation n’est pas si différente de celle des peuples du Nord — qui voient dans la possibilité de s’adonner à l’élevage des rennes la condition de leur existence, avant même le main­tien de la langue nationale. Ici, même si la langue occupe une position plus importante, les deux sont étroitement et indissociablement liés.

1.1. Les avatars d’un mode de vie…

Celui-ci a été fort malmené par l’histoire. Dans la période tsariste, les Oudmourts connaissaient l’asservissement et la misère, autant d’ailleurs que les paysans russes leurs voisins ; ils avaient de plus des problèmes spécifiques liés à leur identité, handicaps objectifs (faible maîtrise de la langue de l’occupant, faible niveau d’alphabétisation…) tout autant que subjectifs (le mépris des fonctionnaires et de l’église à l’égard des « allogènes »).

Mais en termes de mode de vie, il y a eu une seule menace, et fort grave, lorsque Stolypine a voulu imposer son programme de réformes économiques. La politique de cet « artisan passionné de la promotion de la paysannerie russe » [Carrère d’Encausse, 1992 : 112] (ukaz du 6 novem­bre 1906 et loi du 14 juin 1910) visait à briser le cadre traditionnel com­munautaire de 1’« obščina » et à promouvoir l’enrichissement du paysan individuel. Cette politique a suscité de vives protestations, notamment de la part des Finno-Ougriens[5]. Cette profonde résistance, ainsi que la guerre et la révolution, n’ont pas permis à ces réformes d’aboutir, même si la campagne oudmourte commençait à connaître certains éléments de différenciation sociale[6].

C’est après 1917 (en fait surtout après 1921) que les transformations les plus radicales se sont produites : le renversement des valeurs au béné­fice de la classe ouvrière et de l’univers industriel et urbain ont boule­versé les structures du village oudmourt. Il est vrai que les Oudmourts se sont laissé séduire moins que d’autres par les sirènes de l’exode rural : leur mobilité, jusque dans les années 50, est minime [Pimenov, 1993, p. 57, 58]. Ce sont plutôt l’exode imposé et la terreur qui influent le plus sur les modalités de la vie rurale. On aurait sans doute tort d’attribuer à la collectivisation en tant que telle un effet destructeur direct sur le mode de vie traditionnel. Après tout, le kolkhose n’était pas en soi une structure irrecevable pour des populations habituées à exploiter la terre collecti­vement. Dans les années 20, la collectivisation a été plus lente que la moyenne soviétique et les Oudmourts y ont adhéré moins que les Russes (sur les 32 % d’agriculture collectivisée en 1927, les coopératives oud­mourtes étaient deux fois moins nombreuses que les russes [Pimenov 1993, p. 44]) ; ce qui a radicalement déstructuré la campagne oudmourte, c’est le caractère forcé de la collectivisation et notamment la « dékou­lakisation », qui ont abouti à ce qu’en 1934 les kolkhozes couvraient déjà 77 % des exploitations [Pimenov 1993 : 45].

C’est que, sous l’effet des réformes de Stolypine, une bourgeoisie oud­mourte moyenne était en train de s’affirmer au village. Faute de véri­tables « latifundia » oudmourts, la notion de « koulak » recouvrait donc un petit groupe de paysans aisés qui commençaient à décoller économi­quement. Des statistiques soviétiques évaluent à 1,3 % la proportion de paysans aisés en 1926 [Pimenov 1993 : 45]. Or dans certains villages la « dékoulakisation » a touché un tiers de la population [Pimenov 1993 : 45]. Les victimes ont été les paysans les plus actifs et aguerris, et du coup aussi les défenseurs les plus dynamiques des valeurs nationales oudmourtes aussi bien matérielles (héritages de garde-robes, de parures) que spiri­tuelles (autorités religieuses). Les familles en question ont été soit anéan­ties, soit chassées du village. Leurs biens, y compris individuels, ont été dispersés. Celles qui ont échappé à l’élimination physique, se sont réfu­giées dans l’anonymat de la grande ville, où elles ont veillé à ne pas se faire remarquer… Aujourd’hui, des quadragénaires vous racontent les humiliations infligées à leurs parents, humiliations dont ils n’ont eux-mêmes entendu parler que dans les dernières années… Ainsi la campagne oudmourte a-t-elle perdu ses éléments les plus actifs, ses capacités de résistance aux influences extérieures ; la peur s’est enracinée…

Cette période est cependant contradictoire, car à la contrainte (qui se fera de plus en plus lourde dans les années 30), à la modernisation, à l’industrialisation croissante, il faut ajouter un extraordinaire bouillonne­ment intellectuel dont le siège est la ville (Iževsk, mais aussi Moscou ![7]), animé par des intellectuels qui n’ont jamais perdu le contact avec leur ter­reau. Le bâillonnement de l’intelligentzia, commencé avec les procès du début des années 30, s’achèvera avec la guerre. Le monde de l’après-guerre, et surtout la période de la déstalinisation, va parachever la cou­pure entre le mode de vie rural et la grande ville. Paradoxalement en effet, l’époque khrouchtchévienne, que l’on retient surtout pour ses effets positifs sur l’expression des intellectuels, est celle où des coups essentiels ont été portés aux structures spécifiquement nationales telles que les écoles, les découpages administratifs…

Il est temps de parler d’Iževsk, la capitale. J’ai rencontré fort peu de villes aussi mal aimées. Ville russe, mais surtout, pour citer un chercheur oudmourt, une ville « conçue pour tuer ». En effet, ce que les ouvrages russes de vulgarisation sur la région appellent pudiquement « industries mécaniques », c’est en fait 80 ou 90 % des fusils de chasse produits en Russie, ainsi que les Kalachnikovs et les SS-20. Oui, tout ceci est produit en pleine ville d’Iževsk (en oudmourt Izkar), ville qui a été symbolique­ment rebaptisée au début des années 80, et pour quelques années, du nom de feu le ministre de la défense de l’URSS, Ustinov. Cette vocation belliciste remonte loin, à l’usine fondée par Catherine II en 1763, et qui était alors la première grande usine métallurgique du pays [Bogomolova 1981, p. 9]. Cette ville — moderne, stéréotypée — ignore le fait oud­mourt et l’écrase de sa morgue gigantiste et grossière. C’est une ville où l’on peut oublier l’existence des autochtones. Dans les autres villes, le fait est sans doute moins frappant : les « rajcentr », les agglomérations cen­trales des raïony, sont plus fidèlement à l’image de la composition eth­nique de leur région. Mais les principales villes, Glazov, Votkinsk, restent à dominante russe.

Actuellement pourtant, et au-delà de la ville, un nouveau danger menace le « mode de vie » oudmourt : la privatisation. Une sorte de répé­tition de la réforme de Stolypine, mais à une, échelle beaucoup plus large… Le fait est qu’aujourd’hui comme hier les Oudmourts ne sont en général pas prêts à assimiler un système aussi profondément éloigné de leur culture. Mes interlocuteurs redoutent pour la plupart le système de fermage, l’agriculture capitaliste ; ils restent attachés aux structures kol­khoziennes. Les peuples étroitement liés à la nature, en effet, n’ont pas une conception mercantile de la terre. La période de transition que nous vivons, dans laquelle les fermes ne se sont pas encore mises en place, mais où les kolkhozes ne fonctionnent plus, est donc particulièrement doulou­reuse.

Le mode de vie oudmourt est donc rural ; il ne diffère pas fondamen­talement des autres systèmes ruraux dans le monde et pour l’observateur extérieur le village oudmourt ressemble à s’y méprendre à un village russe. Le partage des tâches entre hommes et femmes y est bien défini, les moyens de production sont rudimentaires, l’autosubsistance est l’objectif central ; les traits particuliers ont disparu — comme par exemple le sanc­tuaire domestique ou collectif (kuala)[8]. Ce qui importe, c’est que les Oudmourts sont profondément attachés à ce mode de vie et sont moins tentés que les paysans russes par les sirènes de la grande ville, du travail en usine. Pour maintenir leur culture vivace, mais avant tout bien sûr pour faire face aux difficultés économiques, on essaye aujourd’hui de retrouver des savoir-faire la plupart du temps oubliés, mais pas encore totalement disparus (par exemple le tissage). Nous avons visité deux mai­sons où l’on tissait, où l’ensemble des tissus utilisés dans la vie domestique était fabriqué à la maison. Ces femmes, ces tisseuses, qui approchent aujourd’hui les 70 ans, ont rarement communiqué leur savoir à leurs filles et à leurs petites-filles : il y a de si beaux tissus dans le commerce, et tisser, c’est tellement plus fatigant… Mais aujourd’hui, c’est cher d’acheter les tissus dans le commerce, surtout depuis que le kolkhoze a cessé de verser les salaires… Malgré tout Olja Mazitova, à Karamass-Pelga, remarquable tisserande n’ayant pas la quarantaine, qui tisse après son travail de boulangère, reste une exception. Une exception qui annonce peut-être un renversement de tendance… De même que le jeune ensei­gnant d’arts plastiques de l’école de Pirogovo : il a dans sa classe un métier à tisser et nous avoue que cette activité le délasse et qu’il l’enseigne volontiers aux élèves intéressés.

1.2. Au milieu du gué

Que se passe-t-il donc quand une famille oudmourte s’installe en ville ? Est-ce que les racines s’en trouvent forcément coupées ? La ville est une entité russe ; la ville est une entité étrangère, où domine l’autre. Le fait de vivre en ville pousse à d’innombrables compromis, à l’altération du mode de vie, voire du mode de pensée. En ville, l’élément russe est présent et contraignant partout : à l’école, par exemple, les enfants oud­mourts sont minoritaires ; ils auront du coup tendance à s’identifier à la majorité, à ne pas montrer leurs différences, à dissimuler leur identité par honte, par peur du ridicule, par simple envie de se fondre dans le groupe.

La pression est très forte : rares sont ceux qui parviennent à y résister. D’autant que l’histoire a mis la terreur au cœur de tout le monde. Cela ne concerne pas seulement les Oudmourts, mais ils sont tout particulièrement touchés, car ils se trouvent dans la position la plus fragile. Une bonne illustration est la manière dont l’écrivain Kuzebaj Gerd a été réhabilité en avril 1958. Sa réhabilitation est intervenue plus tard que la plupart des autres[9] ; le groupe d’intellectuels oudmourts (dont le principal spécialiste de K. Gerd, Foma Kuzmič Ermakov) qui s’est dès le début exprimé en faveur du poète, s’est heurté à une nette opposition, notamment du côté oudmourt (L.F. Ignatiev, l’un des secrétaires du parti, lui-même de natio­nalité oudmourte, mais aussi A.S. Butolin, président de l’Union des écri­vains d’Oudmourtie et d’autres encore). La réhabilitation a été obtenue grâce à l’intervention d’un colonel moscovite, M.P. Kirejev, et au soutien du premier secrétaire du PCUS local, G.I. Vorobjov, lui-même de nationalité russe [Ermakov 1995 : 68].

Nous retrouvons ce phénomène encore aujourd’hui — sous des formes sans doute atténuées — chez les Oudmourts en position de responsabilité dans les institutions officielles. La peur de perdre la place, d’être préci­pité dans le vide n’a pas disparu — il faudra quelques générations pour l’extirper. Faut-il s’étonner que l’on s’accroche à une foule de petits avantages personnels, acquis au prix du silence, d’une suite de petites et quotidiennes compromissions… ? Il est humainement impossible d’échap­per à ce réseau de complicités — qui fonctionne d’ailleurs indépen­damment de la dimension ethnique. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est d’apprécier ce que peuvent faire les Oudmourts responsables pour leur peuple et leur culture. Or nous constatons qu’ils sont particulièrement fragiles, alors que les rênes, pour ce qui touche à l’essentiel, demeurent dans les mains de Moscou. Ils forment ainsi une catégorie intermédiaire de personnalités qui, dans la louable intention d’être utiles à leur peuple, sont entrées dans les appareils et doivent y louvoyer de manière, en même temps, à sauver leur peau et à arracher quelques miettes. Ce qui souffre le plus dans cette situation, ce sont les racines. Car il faut s’intégrer dans un univers de pouvoir profondément étranger aux structures mentales oud­mourtes. Faut-il s’étonner que cela aboutisse à des manifestations d’auto­ritarisme, de supériorité, voire de morgue vis-à-vis de l’univers rural, à des comportements de condescendance vis-à-vis d’une culture perçue désormais, par le prisme du regard de l’autre, comme « primitive » ? Assimilée dans ces conditions, cette culture à laquelle on sacrifie une par­tie de son identité n’en est pas véritablement une : c’est un sous-produit dans sa version la plus provinciale. Il ne suffit pas de renoncer aux spécificités oudmourtes, même en vue d’un objectif de grande ampleur (comme par exemple, pour citer l’universitaire Anna Zujeva, l’intégra­tion de l’Oudmourtie en Europe), pour pénétrer dans la grande culture russe, celle qui a une place d’honneur dans les cultures du monde de par sa richesse et sa créativité. À tous points de vue, cette catégorie se trouve donc au milieu du gué, à mi-chemin entre des racines auxquelles elle tient et un modèle qui s’impose par son omniprésence, qui est outil de pouvoir et de prestige — et qui pourtant condamne cette catégorie de personnes à rester derrière la porte…

1.3. Rentrer ou ne pas rentrer au village ?

Ce sont là des constatations préoccupantes, car la catégorie dont il vient d’être question, et qui comprend inéluctablement l’ensemble des intellec­tuels, est en réalité la seule force dynamique capable d’animer une renais­sance oudmourte. Son intervention peut porter sur l’ensemble du terri­toire : elle devrait pouvoir unifier les aspirations fatalement atomisées des paysans oudmourts. Or j’ai le sentiment que la rupture est profonde, et que ces intellectuels urbains (ladite intelligentzia nationale), ne sont pas toujours perçus comme de véritables représentants des aspirations de la population. Peu importe d’ailleurs 1e caractère fondé de cette apprécia­tion : le fait est qu’elle est répandue, qu’elle a été souvent exprimée dans les villages et qu’elle fragilise l’unité des Oudmourts.

Le contact organique avec le village est difficile à maintenir : le même phénomène qui protège la culture oudmourte rurale coupe les Oudmourts urbains de leur terreau d’origine. L’accès au village par les transports en commun n’est en général pas chose facile. Dès qu’on sort des grands axes, la desserte est pratiquement inexistante — il faut marcher ou bien attendre pendant des heures des correspondances incertaines. Naguère, les villages les plus reculés étaient rattachés au reste du monde par le minibus du kolkhoze, lequel organisait les sorties et garantissait en même temps un contrôle étroit des déplacements de la population. Gratuit, il servait aussi bien aux rares besoins individuels qu’à des initiatives collectives. Ce système est encore en vigueur ; mais pour accéder à ces endroits de l’exté­rieur, la voiture est un moyen la plupart du temps incontournable. Or la voiture individuelle est encore un privilège (moins qu’à l’époque sovié­tique certes, mais elle n’est pas encore généralisée), il faut donc faire appel aux voitures des institutions ; la première question quand on envi­sage un déplacement, c’est de savoir à qui on va demander de « donner une voiture ». On comprend donc qu’« aller au village » soit une expédition d’autant plus difficile à entreprendre qu’en période de travaux agricoles tout le monde, tous les urbains sont pris par leur « ogorod », leur « jardin potager », petit lopin de terre à l’extérieur de la ville où l’on cultive ses pommes de terre et ses oignons, activité essentielle pour garantir l’hiver — ou par le ramassage des baies, qui garantit aussi les confitures et les vitamines pour toute l’année…

Du coup on comprend qu’un certain nombre d’écrivains, de per­sonnalités importantes, attende la miraculeuse voiture « donnée » pour aller faire un tour dans leur village à l’occasion d’une soirée littéraire ou d’un événement en leur honneur — donc une circonstance peu propice à l’écoute, peu propice à l’échange. Sans voiture, il devient impossible d’envisager le déplacement. Notre obstination à prendre au maximum les transports en commun (pour ne pas entrer dans un système d’échange de services) a laissé nos hôtes perplexes. Cet étonnement nous a paru ambigu. D’une part, il exprime un sens profond de l’hospitalité : l’étran­ger a droit à tous les égards et notamment à ceux déniés aux autochtones ; d’autre part, le même étranger est aussi perçu comme un fragile bibelot susceptible de se briser au moindre choc, perpétuellement affamé et qui prend froid au moindre courant d’air… mais sans doute faisions-nous des choses que nos interlocuteurs pour la plupart n’envisagent pas de faire eux-mêmes. Le tableau n’est sans doute pas homogène, mais je tiens à relever une tendance qui m’a semblé suffisamment significative.

Pourquoi le village est-il donc si important ? Au village, la règle du jeu est fixée par la communauté, j’oserais dire par « soi-même », à condi­tion de concevoir ce « soi-même » autrement que comme une individualité à l’occidentale. Le mode de vie est «sien» parce que défini de manière apparemment immuable, chacun ayant une place et une marge de manœuvre suffisamment limitées pour être sécurisantes. Cette identité appartient du coup en propre à l’individu, à l’intérieur d’un groupe auquel il adhère. Quand le fils de la «mauvaise femme» du village s’avère être un gentil garçon, ni buveur ni bagarreur, le village ne l’acceptera pas : il sort de son rôle et on ne manquera pas de le lui faire payer. Mais ces conventions sont fixées par une coutume acceptée par qui les met en oeuvre. Celles qui dominent à la ville sont imposées : il n’y a pas adhésion volontaire, il y a soumission. C’est pourquoi le sens de liberté est beau­coup plus grand au village : dès qu’on arrive à la ferme, il y a une sorte de libération. Comme si le vrai visage pouvait de nouveau émerger. Le visage de la ville, c’est comme un masque qui adhère plus ou moins bien à la peau. Il faudra encore quelques générations pour qu’il se confonde avec la peau, pour qu’il donne un visage aussi expressif que celui d’origine…

Vue par mes yeux, la vie au village est dure. Physiquement et mora­lement. Je devrais ajouter matériellement, notamment dans une période où le système kolkhozien est en train de basculer, et où la circulation monétaire à la campagne est fort limitée (les paysans restent souvent de nombreux mois sans toucher leur salaire de kolkhoziens). Physiquement : les conditions de vie sont très rudimentaires — souvent il n’y a pas l’eau courante à la maison, il faut aller chercher l’eau au puits, on se chauffe au bois, on vit en autosubsistance autant que possible… Moralement : l’iso­lement, les difficultés matérielles suscitent une désespérance qui aboutit très facilement à l’alcoolisme. C’est un triste phénomène de cette société, d’autant plus prégnant que les Oudmourts ont la tradition de fabriquer l’alcool à la maison…[10] Dans cette perspective, je tiens à souligner le rôle joué par les femmes[11]. On a le sentiment que tout repose sur elles. Tout : depuis la vie de la ferme — subsistance alimentaire, vêtements, revenus (car elles travaillent aussi à l’extérieur), éducation des enfants — mais aussi le maintien des valeurs culturelles. « Où sont les hommes ? » est l’une des questions que j’ai posées le plus souvent à mes hôtesses dans les villages oudmourts. Les réponses ont été la plupart du temps évasives. Il est vrai que les ravages démographiques de la deuxième guerre mondiale, avec leurs répercussions sur les générations suivantes, sont encore sen­sibles ; mais toutes les femmes ne sont pas veuves. Non : il y a des hommes au village, mais ils ne font pas partie de la vie publique. Ils sont drama­tiquement, non point exclusivement mais dramatiquement touchés par la boisson, par l’ivrognerie. Quand dans une maison on vous accueille, quand les personnes les plus dynamiques du village se rassemblent, il n’y a souvent qu’un jeune père qui joue de l’accordéon, parfois un vieillard, là où se rassemble une quinzaine de femmes d’âges divers.

Hommage aux femmes oudmourtes : elles m’émeuvent par la vitalité de leur énergie, par leur gaîté, par leur humour. Elles ont appris à répondre aux malheurs de la vie par le sourire et surtout par le chant. « Toute la vie, tout le labeur quotidien du Votiak sont inséparablement liés à la chanson » soulignait Kuzebaj Gerd [Domokos, 1975 : 76]. J’ai dû constater dans tous les villages que j’ai parcourus que Gerd n’avait pas menti : partout nous avons été accueillis et sans cesse accompagnés par des chants. À titre d’exemple, l’initiative des femmes du village de Kara­mass-Pelga qui, tous les jours, après le travail (vers huit-neuf heures) se réunissent à la maison de la culture et répètent des danses et des chants dans le but d’aller, une fois leur spectacle au point, s’exhiber dans les villages voisins : deux ou trois heures de marche, le spectacle, et puis le retour, une occasion d’être ensemble et de se ressourcer… Mais on chante aussi chez soi, et on danse, et on joue. Oui, on joue avec ces grand-mères, qui pendant la guerre ont été réquisitionnées pour le travail forcé, qui ont construit les lignes de chemins de fer, qui y ont vu mourir leurs com­pagnes, qui se sont fabriqué jusqu’au moindre vêtement, et qui à six heures du matin vont chercher l’eau au puits devant la maison ! Hommage à vous, Lida et Valja Orehova, Olja Mazitova, Liza apaj, qui donnez un bel exemple de dignité et d’intelligence…

Le mot est lâché : c’est sans doute cette dignité qui me fait penser que c’est au village qu’il est important d’aller se ressourcer. Sans doute l’iso­lement oblige-t-il moins qu’en ville à courber la nuque et à se soumettre. Et encore, s’il faut se soumettre, c’est plus aux caprices de la nature qu’à un fonctionnaire qui vous gourmande. J’insiste sur la notion de dignité, car c’est cela que l’on a voulu retirer au peuple oudmourt (pas unique­ment bien sûr : les Russes ont connu ce phénomène au niveau de l’indi­vidu, mais les autres, en plus, le vivent au niveau de leur groupe eth­nique). Pratique coutumière des puissances coloniales : non seulement présenter le colonisé comme un sous-homme, mais le convaincre qu’il en est un. C’est cette colonisation des esprits qui est le signe le plus doulou­reux au spectateur extérieur. Or si la jeune génération d’Oudmourts, née avec la glasnost’, vivra sans doute son identité de manière moins com­plexante, les plus âgés ont absorbé, avec le lait maternel, la conscience de leur infériorité. « Votjak, eto durak »[12], disait-on. Parler oudmourt dans un lieu public était un acte de courage, non que ce fût objectivement dan­gereux, mais parce que cela vous exposait aux railleries d’autrui… Je mentionnerai un seul exemple : les canons de beauté. En écoutant un jour parler deux femmes oudmourtes il m’est apparu clairement qu’elles se considéraient comme laides. Après explication, j’ai compris la raison : elles n’avaient pas le type russe, elles étaient brunes, à pommettes sail­lantes… Les canons de beauté sont ceux du colonisateur, le colonisé les intériorise.

C’est sans doute pour cela, pour cette « dignité » à reconquérir, qu’il me semble vital pour la culture oudmourte de ne pas couper les ponts avec sa base. Au moins tant que d’autres cadres ne lui permettront pas un déve­loppement analogue…

Pour l’instant en tout cas, la réhabilitation de la campagne reste à réaliser. En toute matière, notamment en matière de création, ce qui vient du village, ce qui ne provient pas des institutions officielles et urbaines est considéré par la société comme inférieur, comme « amateur » ; le monde officiel et « professionnel » le regarde avec condescendance… Quand, le mardi 1er novembre 1994, dans la salle du premier étage du musée d’Jakšur Bodja, le président de l’Union des Artistes, Pëtr Vasilievič Ëlkin, a inauguré l’exposition d’un peintre de cette région, Ruf Ivanov, il a fait la remarque suivante : « Je ne soupçonnais pas que j’allais trouver ici des oeuvres de qualité… Bien que Ruf Ivanov soit un artiste amateur [en russe « samodejatel’nyi », mot à mot « auto-agissant »], je dois constater, agréable surprise, que l’art amateur n’est pas si loin de l’art professionnel… » Preuve a contrario : ne serait sérieux que l’art dit « professionnel », l’« art » sanctionné par des diplômes qui vous donnent droit au titre d’artiste. Même distinction en ce qui concerne le folklore : les femmes qui se réunissent dans un village pour chanter leurs chansons — même si elles le font bien — forment des groupes dits « amateurs », hiérarchique­ment placés beaucoup plus bas que les « groupes folkloriques profession­nels » (en russe « professional’nyje fol’klornyje ansambli »). Ceux-ci, dont certains remarquables, travaillent à l’imitation (stylisée ou développée) de productions authentiques méprisées. Dans cette hiérarchie dominante des valeurs, les productions spontanées issues de la tradition n’ont pas de place, le folklore vivant est exclu. Cette non-valorisation de ce qui leur est cher contribue à donner aux Oudmourts une vision dévalorisée d’eux-mêmes…

2. Un éveil aux limites imposées

Il est de notoriété publique que la généralisation, à la fin des années 1980, du phénomène appelé « glasnost’ » a eu des effets non négligeables sur l’ensemble des peuples non russes de l’URSS. Le dégel du climat politique a permis à de nombreuses revendications de s’exprimer, a fait reculer la peur, a enclenché des processus qui ont abouti à l’éclatement de l’Union. En Russie même des revendications d’autonomie politique se sont affirmées, amenant la majorité des régions nationales à progresser d’un cran dans l’autonomie (si les républiques fédérées sont devenues des États, les républiques autonomes ont pris le titre de « Républiques »). Certaines vont très loin dans leurs aspirations de dégagement, comme le montrent les dramatiques événements de Tchétchénie, mais aussi, dans un contexte politiquement moins aigu, les exigences des Républiques tatare ou saha.

L’Oudmourtie n’en est pas là. Comme d’ailleurs l’ensemble des ter­ritoires finno-ougriens de Russie centrale et de Sibérie occidentale. La revendication d’un État n’a pas grand sens dans des régions où la majorité de la population n’est pas autochtone. Mais partout les marges de manœuvre nouvelles ont ouvert des perspectives insoupçonnées. Elles ont permis de révéler l’échec de la « politique des nationalités » qui avait prétendu résoudre le problème national. Celui-ci subsistait, en termes différents suivant les régions — le cas oudmourt, comme les autres, n’étant pas automatiquement généralisable.

L’Oudmourtie, fortement industrialisée, productrice d’armes, repré­sente pour le pouvoir central- un enjeu de taille ; les cadres envoyés en Oudmourtie (peu importe leur origine ethnique) doivent être à la hau­teur. Ils veillent à ne point permettre à d’autres d’intervenir dans le jeu délicat qui consiste à se partager le gâteau avec Moscou. Les timides revendications oudmourtes apparaissent dans ce contexte comme totale­ment extérieures aux préoccupations des dirigeants locaux. Elles déran­gent. C’est pourquoi la situation politique oudmourte a toujours été plus tendue que dans les autres républiques finno-ougriennes de la région.

Ce n’est sans doute pas un hasard si la répression, dans les années trente, a frappé les intellectuels oudmourts aussi durement. Sans doute parce que cette intelligentzia émergeait avec une puissance rare, qu’elle avait produit des esprits capables de rivaliser avec leurs homologues russes et européens. C’est l’envergure de Kuzebaj Gerd qui en faisait le premier à abattre : il a fallu monter contre lui une affaire élaborée : il a été accusé d’être un espion finno-estonien, d’avoir monté la « Sofin » (Sojuz dlja osvoboždenija finskih narodostej — Union pour la libération des populations finnoises —) en vue de construire une grande Finlande « de l’Atlantique à l’Oural ». Il a été arrêté le 13 mai 1932, condamné le 4 novembre 1933, envoyé aux îles Solovki en décembre de la même année [Kuznecov, 1994, p. 30, 66], et fusillé en novembre 1937 ; on a terrorisé et fait taire ses compagnons, on en a accusé avec lui, on en a fait témoi­gner contre lui — qui quelques années plus tard n’échapperont pas au sort commun… Cette intelligentzia a été physiquement anéantie, et ce qui en a survécu a été moralement ruiné.

On a pu lire dans la presse russe d’Oudmourtie des propos nettement racistes ; le projet de loi linguistique présenté par le mouvement oudmourt et visant à donner à l’oudmourt un statut égal à celui du russe — sans pour autant réduire en rien la sphère de cette langue — a été présenté (et sans doute ressenti) comme une intolérable atteinte aux droits de l’homme. Cette loi linguistique, qui n’a pas encore été discutée, est d’ail­leurs l’une des principales revendications du mouvement national oud­mourt qui s’est mis en place dans les cinq dernières années.

Né dans les couloirs universitaires à l’initiative d’un groupe d’étu­diants, le mouvement commence par s’exprimer dans le domaine cultu­rel : c’est « Obščestvo Udmurtskoj Kul’tury » (Association pour la culture oudmourte) ; elle rassemble des intellectuels d’horizons divers (sciences humaines, sciences naturelles, artistes, écrivains, enseignants et institu­teurs, journalistes…) et de simples gens, ouvriers en ville, paysans sur­tout à la campagne, intéressés par le devenir de leur identité. Elle est d’abord dirigée par un homme d’affaires, Syskin, qui cédera la place à un écrivain, Pëtr Černov. Au début des armées 1990 cependant il devient clair que les revendications culturelles n’échappent pas au terrain poli­tique. C’est pourquoi le premier « Congrès des Oudmourts » fonde une organisation, une sorte de « parti oudmourt », nommée « Keneš ». Le nom est significatif : « keneš », c’était le conseil des anciens qui servait d’insti­tution aux anciens Oudmourts. Il s’agit de renouer symboliquement avec les origines.

Ces mouvements ont avant tout l’immense mérite d’exister. Ils per­mettent de rappeler que les Oudmourts existent et qu’ils ont une voix. À regarder les évolutions sur le moyen terme, ils ont été un facteur décisif de « la dignité retrouvée ». Aurait-il été envisageable, il y a dix ans, de réunir dans un grand amphithéâtre plus d’un millier de personnes (comme les 4 et 5 novembre 1994, au IIe Congrès des Oudmourts auquel j’ai assisté), et de tenir une assemblée en présence de Volkov, le chef du gouvernement et futur candidat à la présidence de la République ? Aurait-il été envisageable qu’une telle assemblée se déroule presque inté­gralement en oudmourt ? Le pas franchi est considérable : le fait oud­mourt est aujourd’hui une réalité politique incontournable.

Et pourtant on a parfois l’impression que ces acquis ne sont pas suf­fisamment pris en compte par les Oudmourts eux-mêmes : c’est que les exigences ont grandi et que le chemin parcouru ne fait que révéler le chemin à parcourir. Et là les choses se compliquent, du fait avant tout des problèmes internes à la communauté oudmourte. Les analyses précédentes ont montré que les conditions existent pour une division des Oudmourts. Elles sont liées au système de pouvoir, à la politique de Divide et impera des autorités régionales, qui exploitent habilement les contradictions de cette société. Le résultat est que les autorités n’ont aucune difficulté à contrôler et endiguer les revendications oudmourtes, tout en accordant quelques miettes en échange de la garantie du gâteau à perpétuité…

Je constatais que ladite « intelligentzia nationale » n’est pas forcément ressentie à la campagne comme représentant les intérêts de la com­munauté oudmourte. C’est le cas également pour Keneš : j’ai pu constater — Nikolaï Kuznecov me pardonnera de parler ici de lui — que l’élection d’un ex-officier du KGB à la vice-présidence de Keneš a été un facteur de méfiance dans de larges groupes d’Oudmourts engagés. Ce n’est pas sa personnalité qui est en cause (« un garçon fort efficace », suivant les mots de Foma Kuzmič Ermakov), ni même sa sincérité, dont il est seul et unique juge. C’est son passé, qui est un fait incontournable : il suffit en tant que tel à éveiller la suspicion de bien des Oudmourts, surtout de ceux qui sont loin des structures de pouvoir. Peu importe que les soupçons soient fondés ou injustes — le ver est dans le fruit. C’est ainsi qu’une partie non négligeable de la base — notamment rurale — du mouvement oudmourt semble se détacher de son outil politique par, manque de con­fiance… Kuznecov s’emploie, non sans talent, à désamorcer la bombe : il assume ouvertement son passé et donne à son peuple des gages de fidélité (notamment avec la publication de ses ouvrages sur la répression et avec son dynamisme). Qu’à cela ne tienne.

La division n’est d’ailleurs pas uniquement due à sa personne, elle tient aussi au décalage entre une population urbaine intégrée dans le système et la campagne oudmourte. La morgue avec laquelle les paysans se sentent traités par ceux qui sont censés les représenter (la morgue de la « culture » en face de la « nature ») sert de facteur cumulatif ; la méfiance ne demande qu’un objet sur lequel se fixer (ce qui fait de Kuznecov d’ailleurs, poten­tiellement, un bouc émissaire idéal le moment venu…[13]).

On constate donc une extrême fragilité des structures institutionnelles dont disposent les Oudmourts pour s’exprimer. Cela n’a rien d’étonnant : l’histoire oudmourte n’a pas été propice à la formation de cadres aguerris et éthiquement résistants. La peur, semée systématiquement depuis les années trente, a été intériorisée : il n’est plus besoin de la menace des camps ou de la déportation pour faire jouer des mécanismes rodés. Qui refuse de s’incliner est soumis à une pression psychologique dont nous imaginons mal la violence. II m’a fallu pour la saisir résider chez l’habi­tant, être témoin de conversations, vivre dans cette lourde atmosphère. Les coups étant toujours portés par d’autres Oudmourts…

3. La vie intellectuelle : crise et bouillonnements

3.1. Être écrivain dans un monde en mutation…

Il est toujours difficile de parler de littérature contemporaine et encore plus de porter des appréciations sur une littérature écrite dans une langue que l’on ne maîtrise pas. Il est plus simple de traiter de la personnalité de tel ou tel auteur que de ses œuvres, dont la substantifique moelle reste inaccessible… D’autant que — comme l’a fait observer Domokos depuis longtemps — la fiabilité des traductions russes est soumise à caution. Le fait est que pas un seul des traducteurs russes de la littérature oudmourte ne parle couramment oudmourt ! Certains ont de vagues notions, mais tous passent par des traductions mot à mot faites par un Oudmourt. On pense aux belles traductions russes d’Ašalči Oki faites par Kuzebaj Gerd lui-même… Par ailleurs les traductions sont de manière générale extrê­mement libres. Je me contenterai donc de livrer quelques impressions sur la vie intellectuelle et littéraire.

Tout d’abord il me paraît important de signaler le renouveau, au début des années 1990, des revues littéraires en oudmourt. Deux revues se sont ajoutées au traditionnel Keneš, revue de l’Union des Écrivains. II s’agit de titres destinés l’un aux jeunes, l’autre aux enfants. Comme pour l’en­semble de la presse consacrée à la jeunesse dans l’ex-Union Soviétique, la spécificité de la revue tient moins au choix d’un créneau de lecteurs qu’à des options progressistes de contenu. Invožo est une revue culturelle qui ne touche pas que la littérature : dans chaque numéro il y a une partie consacrée à un peintre ou artiste graphique oudmourt, à une personnalité importante représentant d’autres domaines que les arts de la parole. On y publie de la poésie, de la prose et des essais. Sous la direction d’Igor Zagrebin, elle accueille les poètes les plus marquants de la jeune généra­tion. L’autre revue, Kiz’ili, s’est développée sous la direction de l’écri­vain German Hodyrev (récemment disparu) : c’est un mensuel destiné aux enfants. On voit renaître une vieille tradition, remontant à la revue Muš, fondée en 1923 par Kuzebaj Gerd. Hodyrev s’est entouré d’une belle équipe de jeunes poètes, de dessinateurs et de musiciens ; Kiz’ili est une revue attrayante, riche notamment en poésie, qui permet aux plus petits de lire en oudmourt (et qui plaît en fait tout autant aux parents).

Le principal problème qu’elles connaissent, c’est la distribution : ces revues sont exclues du système général et on ne les trouve pas en kiosque ; la vente se fait soit par abonnement (elles sont très lues dans les pro­vinces), soit au siège. Il est clair par ailleurs que dans la situation écono­mique actuelle elles ne sont guère en mesure de s’autofinancer et restent donc dépendantes des subventions d’État. Jusqu’à quand dureront-elles ?

Le contenu d’Udmurt Dunne, le quotidien, donne lieu à plus de cri­tiques. Il rassemble les journalistes de langue oudmourte et joue un rôle important pour le maintien et le développement de la langue en tant qu’outil de communication dans la sphère sociale. Mais contrairement aux deux autres, qui se veulent novateurs, son conservatisme ne le rend pas des plus attrayants : il ne diffère pas considérablement du reste de la presse de langue russe. À relever cependant la page culturelle hebdoma­daire, la page « Kuzebaj Gerd », animée par l’écrivain Lopatin, où parais­sent des articles de critique et d’information.

L’Union des Écrivains a perdu il y a deux ans son président, le prosa­teur S. Samsonov. Il a été remplacé par un autre prosateur, Igor Četka­rëv. Les nouvelles conditions de vie en Russie ont apporté beaucoup de changements dans la condition d’écrivain. Serviteurs parfois insubordon­nés, mais toujours choyés, du régime, les écrivains avaient vu dans les dernières décennies soviétiques leur situation matérielle s’améliorer : même quand leurs oeuvres n’étaient pas totalement du goût du pouvoir, ils comptaient parmi les privilégiés. Les honoraires, liés à des tirages de manière générale élevés, leur garantissaient des revenus substantiels ; aux honoraires il faut ajouter les avantages en nature (appartement, voiture) auxquels ils pouvaient prétendre s’ils avaient de bonnes relations avec les fonctionnaires responsables… Aujourd’hui, le coût de la vie a augmenté, le prix des livres aussi ; les tirages, eux, ont baissé et les honoraires, comme l’a fait remarquer un écrivain lors du dernier congrès de l’Union, permettent tout juste d’acheter quatre tickets de tramway par ligne écrite. Habitués à vivre de leur plume, les écrivains sont en crise dans une société elle-même en crise. Les débats de la dernière Assemblée Générale de l’Union des Écrivains ont été marqués par ce lourd quotidien : le pré­sident, dans son allocution finale, a fait observer que, grâce aux autorités locales, la situation des écrivains d’Oudmourtie, sans être mirobolante, était tout de même meilleure que celle des Moscovites. Maigre conso­lation !

Ce désarroi apparaît clairement dans les destinées des jeunes présentés comme prometteurs. Ce n’est un secret pour personne : l’alcool fait des ravages parmi les jeunes poètes, comme d’ailleurs globalement parmi les hommes. Ce n’est pas un phénomène propre à l’Oudmourtie, c’est un drame qui touche l’essentiel des intellectuels finno-ougriens de l’aire russe (d’autres aussi sans doute). Il est en tout cas inquiétant de voir que ce sont justement les jeunes qui cèdent. Récemment, l’alcool a frappé, tuant l’un des plus prometteurs : le jeune poète beserman Mihail Fedotov (33 ans). Il écrivait aussi bien en oudmourt « classique » que dans sa langue, laquelle, proche de l’oudmourt, s’en distingue notamment par le lexique. Les Besermans sont un groupe ethnique spécifique qui, situé aujourd’hui au Nord du pays, dans les régions qui vont de Jukamenskoje jusqu’au raïon de Debjos, pose aux chercheurs des questions compliquées sur ses origines : il semble acquis, grâce à la toponymie, que les Beser­mans proviennent du Sud de l’Oudmourtie, d’une région aujourd’hui située en Tatarie et qu’ils ont vécu en étroit contact avec les Tatars. S’agit-il d’un groupe de Tatars oudmourtisés ? Ou au contraire d’un groupe d’Oudmourts ayant emprunté aux Tatars des traits linguistiques et culturels ? En tout cas leur culture, qui représente effectivement des traits particuliers aussi bien en ce qui concerne l’habillement que le chant, a connu ces dernières années un brillant renouveau, qui semble pourtant, faute de perspectives, être en train de s’essouffler.

Mais pour en revenir à la création littéraire, nous assistons, me semble-t-il, à la reproduction d’un phénomène typique des cultures finno-ougriennes. C’est une présence sûre, tranquille, discrète et de très haut niveau des femmes, notamment en poésie. Le chant populaire, la poésie populaire sont portés, chez les Finno-Ougriens, en grande partie par les femmes. J’ai déjà mentionné leur place dans la vie du village. On retrouve leur voix dans les quelques œuvres qu’a laissées Akulina Vek­šina, la grande poétesse des années vingt, connue sous le nom d’Ašal’či Oki. Elle a inscrit son nom dans l’histoire avec seulement deux petites plaquettes, ses textes sont devenus des chants populaires… Une partie de ses poèmes sont consacrés aux femmes oudmourtes, femmes courbées, timides (« je connais une maladie — elle a pour nom timidité »), à leur âme poétique (« tu me demandes pourquoi j’écris. Demandes-tu à la fleur pourquoi elle fleurit ?»).

Ašal’či s’est tue après le procès contre Gerd. La poétesse est morte, il n’est resté que l’ophtalmologue Vekšina, qui a consacré sa vie à son oeuvre de médecin. Elle a été terrorisée au point d’en perdre la voix. Cette voix, il me semble qu’elle reprend vie sur des tons très différents dans l’oeuvre de quatre ou cinq femmes qui ont déjà publié des recueils et dont les oeuvres sont aussi devenues des chansons connues de tous, des femmes qui restent pudiquement en marge de la vie littéraire officielle. Elles sont présentes avec leurs textes dans les soirées et tournées litté­raires organisées ici et là, elles publient. Mais elles restent extérieures aux conflits de pouvoir, même minimes, qui se jouent dans les organisations culturelles. Elles doivent assumer leur fonction de poétesse en même temps que leur rôle de femme et de mère, ce qui n’est pas toujours facile à concilier.

Leurs voix sont différentes. Éclatante, tonitruante, tendre pourtant celle d’Alla Kuznecova. Cette petite femme débordante de vitalité ne res­semble pas à l’image traditionnelle de la femme oudmourte. Mise pendant des décennies officiellement sous le boisseau, sans appartement, vivant dans la misère, Alla n’en a pas moins conquis toutes sortes de public. Ne raconte-t-on pas qu’arrêtée par la milice elle a réussi à immobiliser la vie d’un commissariat par ses chants et par ses danses ? Pour elle, tout est scène… Alla écrit en oudmourt et en russe ; élevée dans un orphelinat, elle a eu le russe comme première langue, elle a fait d’elle-même le che­min vers l’oudmourt. Elle traduit elle-même ses textes — dont beaucoup sont burlesques et empruntent leur forme à la častuška russe — mais elle ne répugne pas, dans son immense générosité, à traduire ceux de ses com­pagnes (lesquels cependant, dans sa bouche, changent aussitôt de caractère et deviennent « alliens »…). Elle improvise dans n’importe quelle situation, et fait exploser la poésie de manière irrésistible. Aujourd’hui Alla sort de l’ombre : elle a enfin un appartement et a reçu fin 1994 sa première reconnaissance officielle.

Galina Romanova est plus posée. Revêtant souvent le costume oud­mourt, elle arpente la campagne pour porter ses chansons auprès d’un public très large. Alors qu’Alla Kuznecova chante sans distinction tout ce qu’elle voit autour d’elle, Galina Romanova bâtit de solides poèmes d’amour, sensibles, en mode mineur, mais toujours la tête haute. Elle écrit également dans la presse : c’est aujourd’hui l’une des figures de la vie littéraire les plus connues, et elle ne répugne pas à monter sur une scène pour y faire son métier de poète.

Au contraire de Tatiana Černova, qui évite d’y monter même quand elle y est officiellement appelée… Tatiana évoque en moi les femmes des poèmes d’Ašal’či. Une apparente fragilité, et pourtant elle porte la vie au travers de toutes les épreuves. Poétesse particulièrement aimée, elle a lancé aux femmes, avec son filet de voix cristalline, des appels pour qu’elles « rejettent leurs robes grises » et qu’elles apparaissent avec tout l’éclat de leur sensibilité… Des poèmes aux thèmes très divers, inspirés autant par les êtres humains que par la pluie ou par l’amour, une voix tendre et résolue, en mode mineur, « una corda »…

Et d’autres noms encore, Liudmila Kutjanova, déjà affirmée, Liubov Tihonova et d’autres plus jeunes, qui ont commencé à donner et qui pro­mettent. Qu’on me permette de souligner une dimension émouvante de ces femmes aux profils si différents : je ne sais si elles se fréquentent, si elles sont amies. Mais je suis témoin : elles connaissent les poèmes les unes des autres, elles les récitent, les chantent et les traduisent, et par là, se montrent solidaires dans un univers où il est plus fréquent qu’on se fasse des crocs-en-jambe…

3.2. La quête d’identité : sciences et fiction

Il n’est pas besoin de répéter l’importance d’une littérature en langue nationale pour conforter le sentiment d’appartenance à une communauté culturelle. La recherche des racines est également un facteur important de ce processus de réappropriation. On le voit se manifester dans diverses directions.

D’abord dans la recherche proprement dite : travail de terrain (comme expéditions archéologiques), publications diverses. Quelques ouvrages récents présentent la préhistoire des Oudmourts à partir des résultats des toutes dernières fouilles [Ivanova 1994, Griškina 1994a, Griškina 1994b]. Il faut souligner leur caractère didactique. Deux d’entre eux étaient offerts à tous les délégués et invités au IIe Congrès des Oudmourts. Mais il est clair que leur objectif dépasse la simple synthèse des connaissances actuelles dans ce domaine : il s’agit de faire partager le sentiment d’une appartenance commune enracinée dans un passé jusqu’ici obscur.

Cet intérêt pour l’archéologie ou plutôt pour la préhistoire se mani­feste également d’une autre manière, qui révèle un ciblage « grand public » : c’est la production d’un film à grand spectacle (subventionné par le gouvernement d’Oudmourtie) intitulé Ten’ Alangasara (L’ombre d’Alangasar). C’est le premier film à thème oudmourt (il s’inspire de légendes) : il était au centre de l’attention lors de sa parution fin octobre 1994 ; on disait même qu’il s’agissait du premier « film oudmourt » — bien que fait à Moscou, avec une majorité de comédiens non oudmourts, et quoique l’on y parle exclusivement russe. Y sont présentés les Oudmourts d’avant la période historique ; il traite donc d’une époque quasi mythique, essentielle pour la constitution d’une identité et d’une conscience natio­nales. C’est une entreprise considérable d’avoir osé aborder ce thème. C’est là d’ailleurs à mon sens et à mon goût l’unique mérite du film (que j’ai eu l’occasion de voir lors de sa parution). Il m’a frappée par un langage cinématographique farci d’effets ridiculement kitch et par une présentation peu convaincante de ces anciens Oudmourts, montrés comme des sauvages à demi nus poussant force grognements, dansant autour de feux de camp et se livrant à toutes sortes de sacrifices… Laissons aux historiens et aux ethnographes le soin d’apprécier la rigueur des repré­sentations (le film n’avait d’ailleurs aucune prétention documentaire). Je me bornerai à deux remarques : d’une part ces images transmettent le cliché traditionnel du sauvage vu par le civilisé. Ce lieu commun est heu­reusement mis à mal par l’ethnographie moderne, qui a réussi à toucher un tant soit peu le grand public. Ma deuxième remarque porte sur la vision que les Oudmourts de la campagne ont portée sur le film : sen­sibles, plus que moi, à la beauté des paysages et des rayons de soleil fil­trant la brume, ils ont été en revanche profondément choqués par l’image qui ressort d’eux. Ils se sentent aussi blessés que lors du procès du Vieux Moultane[14] : ils ne se reconnaissent pas dans l’image de ces ancêtres ne faisant que des sacrifices, forçant un pauvre homme à sacrifier sa vache, s’adonnant à un coït rituel, grognant et bondissant ; ils disent : « Ce n’est pas nous, on n’a jamais fait cela ! ». Peu importe l’historicité des faits montrés : ce qui compte, c’est qu’on ne se reconnaît pas dans ces ancêtres, qui ne correspondent pas à l’identité que l’on recherche ; ils sont dès lors rejetés. Le film n’a pas répondu à l’attente : la diffusion d’un mythe fon­dateur, d’un miroir permettant de se définir aujourd’hui.

Préhistoire pour le présent, histoire récente à digérer et assumer : ce deuxième thème est particulièrement compliqué. Car l’histoire récente est un sujet de travail qui a plus que d’autres souffert dans le courant du XXe siècle. Bien des questions délicates ont reçu des réponses exclusivement politiques : par exemple celle des débuts de la littérature oudmourte. Il fut un temps où prétendre qu’il y avait une littérature oudmourte avant 1917 était dangereux. Péter Domokos s’en souvient, lui qui a osé l’affir­mer (mais il était en Hongrie). Aujourd’hui nous sommes à une étape différente de l’historiographie, dont il est encore difficile de dire si elle sera plus sereine ou plus scientifique. En tout cas, bien des choses ont été revues depuis une dizaine d’années. La publication en oudmourt de l’ar­ticle publié par Jean-Luc Moreau [Moreau 1966] sur la littérature oud­mourte en est la preuve[15].

Alors que dans les années 1970 Foma Kuz’mič Ermakov s’isolait en faisant d’une véritable et totale réhabilitation de Gerd son cheval de bataille, aujourd’hui tous se penchent sur cette figure et publient des articles sur sa personne et sur son oeuvre. On ne peut que se réjouir de ce retournement, et de ce qu’une personnalité aussi riche et fascinante suscite aujourd’hui les recherches qu’elle mérite. Il faut se réjouir aussi d’avoir le premier volume des œuvres de Gerd, sorti des presses cet automne, et offert, lui aussi, aux délégués et invités du Congrès [Gerd, 1994]. Mais est-ce un hasard si, dans ce volume, il manque les poèmes consacrés à Lénine ? Ou bien est-ce un effet de balancier, d’après lequel on brûle aujourd’hui les idoles d’hier ? Ces poèmes ont été écrits, ils font partie de l’acquis de Gerd. On ne peut apprécier cet auteur sans tenir compte de toutes les facettes de son intervention. Sera-t-il jamais étudié indépendam­ment des modes politiques et idéologiques ?

Autre facette de cette quête de racines tous azimuts : le réveil reli­gieux. L’histoire nous apprend que l’orthodoxie a été pour les Oudmourts la religion du seigneur et qu’elle lui a été imposée plus par la force que par l’incitation. Malgré le faible nombre d’églises subsistantes (certaines ont été détruites, d’autres sont en ruines)[16], l’orthodoxie n’a pas manqué de marquer les Oudmourts. Dans quelle mesure se la sont-ils appropriée ? Je ne suis pas en mesure de porter une appréciation fondée. Je me bor­nerai à constater que dans toutes les fermes, un coin de la pièce centrale est consacrée à l’icône, laquelle est encadrée de serviettes blanches à extrémités brodées, en général tissées et brodées par les femmes de la famille. Je n’ai pas eu l’impression que la dévotion fût très profonde, mais la présence de l’icône montre en tout cas que la tradition est enra­cinée. Ce qui est resté en sourdine pendant la période soviétique, c’est la religion traditionnelle des Oudmourts, ce que l’on appelle parfois leur « paganisme ». Il nous est bien connu par les textes recueillis à la fin du siècle dernier, par les récits d’explorateurs (avant 1917, l’essentiel de la littérature sur les Oudmourts portait sur leurs croyances et sur leurs rites). Depuis que l’Oudmourtie s’est ouverte, de nombreux étrangers ont pu assister à des cérémonies traditionnelles renaissantes, voire les filmer (Aado Lintrop, Anna-Leena Siikala). Celles-ci se multiplient. Cette tra­dition est sans doute restée plus vivace à l’extérieur des frontières de l’Oudmourtie, en Tatarie ou en Bachkirie, où les traditions islamiques ont en quelque sorte protégé le « paganisme » oudmourt de l’intrusion de l’orthodoxie. Depuis deux ans l’Association de la Culture Oudmourte organise au mois de juillet la fête dite « Gerber », qui était l’un des grands rassemblements traditionnels. L’organisation de cette fête a elle aussi pour but de resserrer les liens d’un peuple avec son essence et son identité.

4. L’ouverture au monde extérieur

Malgré l’ouverture de ces dernières années, les relations avec l’étran­ger demeurent ce qu’elles étaient, quelque chose d’extraordinaire, voire de tabou. Il n’est pas difficile de s’en convaincre après avoir vu comment on s’acharne à vouloir accueillir chez soi « les étrangers », à leur rendre service, à les traiter comme des sortes de demi-dieux particulièrement fragiles… Il est vrai qu’Iževsk et toute la République ont été rigoureuse­ment fermées aux étrangers pendant des décennies. Et le président Eltsine, lors de son voyage à Iževsk, fin novembre 1994, a affirmé qu’en raison du développement de la criminalité, la ville devrait sans doute être à nouveau fermée… Tout voyage à l’étranger est ressenti encore comme un privilège exceptionnel. Toute invitation suscite inévitablement l’envie…

Qui plus est, l’ouverture garde une ineffaçable odeur de souffre. Que signifie en effet, pour les Oudmourts, l’étranger ? Paris, New York, Londres, ou Berlin sont des lieux pratiquement inaccessibles. Les possi­bilités réelles de déplacement se bornent aux trois états de peuples parlant une langue finno-ougrienne où se manifeste un certain intérêt à l’égard des peuples « apparentés ».

La Hongrie reste éloignée sans être inexistante. C’est que le principal chercheur étranger qui, dans les vingt dernières années, a écrit sur l’Oud­mourtie, est le hongrois Péter Domokos, qui dirige actuellement la chaire d’études finno-ougriennes de Budapest. Domokos a suscité en Oudmourtie même, notamment dans la période soviétique, bien des polémiques ; mais il a fait beaucoup pour que le nom de ce peuple résonne hors des fron­tières de la Russie. Aujourd’hui son livre sur la littérature oudmourte est traduit en russe [Domokos, 1993][17]. Une deuxième remarque : le prési­dent hongrois Árpád Göncz a fait au mois de juin 1993 un geste politique dont les conséquences ont été considérables : il a fait une longue tournée dans toutes les régions finno-ougriennes de Russie, au cours de laquelle il a rencontré aussi bien les autorités institutionnelles que les mouvements nationaux. Menée avec finesse et fermeté, cette manifestation de soutien aux identités finno-ougriennes a marqué les populations : voilà un chef d’État qui parle, comme à des égaux, à des gens rejetés par l’attitude publique dans les poubelles de l’histoire… Encore un pas de franchi sur le chemin de la dignité. Les échanges avec la Hongrie existent et se déve­loppent. Mais elle n’en reste pas moins fort éloignée géographiquement et les voyages coûtent cher…

La Finlande n’est pas moins éloignée, non seulement géographique­ment, mais aussi du point de vue économique et intellectuel. Le niveau de vie y est tel que les échanges ne peuvent se développer qu’à ses frais ; or elle se trouve en pleine crise économique. Il y a cependant une certaine circulation entre les deux pays, due à plusieurs facteurs. Outre de remar­quables universitaires travaillant ou ayant travaillé sur la culture oud­mourte (par exemple Anna-Leena Siikala, professeur de folklore à l’Uni­versité de Helsinki), il existe en Finlande une association, l’association M.A. Castrén (M.A. Castrénin Seura), par laquelle passent les subven­tions que l’État finlandais entend donner aux échanges entre Finno­Ougriens. Elle invite régulièrement des chercheurs pour des séjours d’étude, et a même organisé un voyage en Oudmourtie en juin 1995. Enfin d’autres organisations s’intéressent activement à l’Oudmourtie, notamment des organisations religieuses (association pour la traduction de la Bible, représentants de diverses confessions…).

L’Estonie en revanche est plus proche — et là, les choses se gâtent. Car si les Estoniens ont d’excellents atouts pour pénétrer le monde oudmourt (ne proviennent-ils pas du même univers soviétique ?) — la commu­nication est plus facile, la confiance s’établit plus facilement au niveau des individus —, la jeune république estonienne n’est guère en odeur de sainteté en Russie. Elle fait l’objet d’un traitement haineux dans les médias : les Estoniens se voient reprocher leur volonté d’indépendance, et le fait qu’ils se sont très vite éloignés du modèle russe et de l’influence de leur voisin. L’Estonie est donc suspecte[18]. Il a souvent été demandé aux étudiants estoniens qui m’accompagnaient si ce n’était pas mieux avant, « quand on ne nous avait pas séparés ». Donc ceux des Oudmourts qui ont le plus de rapports avec l’Estonie sont du coup suspects de… nationa­lisme, pour reprendre un vieux terme ayant bien servi dans les années trente. Cela rappelle le climat qui entourait Kuzebaj Gerd…

5. Quelles perspectives ?

En synthèse de nos observations, il convient de présenter un tableau nuancé des progrès et des freins. Et d’abord de préciser la question. L’auteur de ces lignes se place d’un double point de vue. Celui qui l’a amenée à constater que les Oudmourts, à l’instar de tant d’autres peuples, ont une culture originale et riche qu’il serait dommage de voir dispa­raître ; et deuxièmement qu’une large majorité d’entre eux désire la voir subsister et en apprécie la valeur. Il y a là deux raisons suffisantes pour que le maintien de l’identité oudmourte vaille qu’on s’y intéresse.

Dans cette perspective, comment apprécier la situation actuelle ? Elle est incontestablement plus favorable qu’il y a quinze ans — même si au jour le jour, les difficultés et les déceptions font que les progrès, tenus pour acquis, perdent aussitôt de leur valeur. Aujourd’hui on ose plus qu’avant être soi-même. Quand les camarades de classe du petit Vova Orehov l’insultent parce que « votiak », l’enfant, qui a onze ans, n’a pas honte de son identité, bien au contraire : il est fier d’avoir quelque chose de plus, de parler non seulement russe, mais oudmourt. C’est une nou­velle dignité, impensable il y a quinze ans : les parents osent s’exprimer, les grand-mères transmettent à leurs petits-enfants ce qu’elles n’ont pas osé donner à leurs enfants.

Les difficultés, celles qui font chanceler l’espoir, sont d’ordres très différents. Tout d’abord d’ordre économique ; les rênes, dans cette période d’accumulation primitive de capital, sont dans les mains d’affai­ristes sans scrupules. Les Oudmourts, les Finno-Ougriens en général d’ailleurs, sont faiblement aguerris pour faire face à un système de con­currence. Ils se sentent bien dans des cadres de solidarité et non de lutte. Comment ce tournant de l’économie et notamment de l’agriculture russe sera-t-il négocié ? Beaucoup dépend de la réponse à cette question.

Le deuxième ordre de difficultés tient à l’action organisée de la part des Oudmourts eux-mêmes. Qu’est-ce qui a changé ? Pour l’instant, à voir dans tous les domaines les gens en place, on se pose des questions. Peu ont changé. Aurions-nous à faire au phénomène si bien formulé par le Tan­crède du Guépard de T. di Lampedusa : «Il faut que tout change pour que tout reste pareil » ? Mais la première question est de fixer des objectifs de combat : les Oudmourts parviendront-ils à se donner des objectifs communs et réalistes ? Entre une indépendance que personne ne reven­dique sérieusement et l’assimilation dans une société russe et russifiée, quel est le créneau optimal ? Pour l’instant, l’enjeu est de taille et la situation peu claire. Mais pourrait-elle l’être? II faut sans doute un plus grand mûrissement, une expérience politique plus large que celle dont les cadres oudmourts bénéficient. Première échéance : les élections prési­dentielles du printemps 1995, où un Oudmourt, M. Tubylov, se présente contre le chef du gouvernement actuel, l’Ukrainien Volkov, porté par le complexe militaro-industriel. Ce sera l’occasion de se faire les dents, mais il en faudra sans doute encore bien d’autres avant que les perspectives ne se décantent[19].

Le troisième ordre de difficultés est beaucoup plus objectif et inquié­tant : l’Oudmourtie est un enjeu sur lequel Moscou peut difficilement se permettre de lâcher du lest. Les récents événements de Tchétchénie montrent à quel point les « petits » sont ressentis comme dangereux. Et ce non seulement à Moscou : habitués à considérer les autochtones, les « allo­gènes » comme on disait à l’époque tsariste, comme des êtres de seconde zone, des demi-sauvages incapables de se cultiver, en tout’ cas des êtres inférieurs, les Russes d’Oudmourtie ne sont manifestement pas prêts à leur accorder une nouvelle dignité. Il y a certes des différences : à la campagne, le partage des conditions de vie a conduit à un rapprochement qui exclut les comportements discriminatifs. Il arrive même que des Russes parlent oudmourt. Comme le « chef de l’administration » de la pro­vince de Jukamenskoje, originaire de la région de Debjos : cet élu (il a été porté à son poste par le suffrage universel), qui se revendique com­muniste, a grandi dans un village où Oudmourts, Russes et Bessermans se côtoyaient ; il parle couramment oudmourt et traduit même en russe des chansons et des poèmes oudmourts… Ce cas, moins exceptionnel qu’on ne pourrait le croire en province, ne se retrouve guère en ville, où une population d’origine très mêlée ignore tout du terreau oudmourt et l’appréhende avec ignorance et mépris. Ce profond sentiment de supério­rité est difficile à combattre. Il est encore plus difficile à déraciner. S’il est vrai qu’il n’y a pas à craindre d’explosions de violence de la part des Oudmourts, la revalorisation de leur culture risque de se heurter à un freinage considérable de la part des autres acteurs de la vie sociale.

Un dernier élément est à prendre en compte : le fait qu’au Sud et à l’Ouest, la Tatarie, forte de sa population nombreuse et résolue, d’une conscience nationale autrement aguerrie et d’une histoire politique d’état, tient tête à Moscou et veut constituer dans la région de la Volga un pôle d’opposition au pouvoir central dont elle serait l’animatrice. Il y a là une inconnue pour l’avenir, dont l’issue dépend aussi pour beaucoup de la situation globale de la Russie sur d’autres fronts, y compris le front islamique.

Somme toute, le facteur principal reste la détermination des Oud­mourts eux-mêmes à rester en vie. Dans les dix dernières années cette détermination a grandi. Mais a-t-elle grandi suffisamment ? Le jeu vaut-il la chandelle ? Autrement dit, les efforts nécessaires pour aboutir sont-ils proportionnels au gain escompté ? Une partie encore importante de la population oudmourte ne se sent pas vitalement concernée par les enjeux culturels. Une autre partie finira peut-être par se lasser de lutter sans résultats qualitativement sensibles. Pour l’instant, il n’y a pas dans la capi­tale une seule école où l’oudmourt soit enseigné, ne serait-ce que comme matière à option. Sera-t-il possible, sans l’aide de l’école, en une époque de mondialisation, de vidéo et de télé, d’alimenter longtemps cette volonté d’exister en tant que tel ? Ou bien l’envie d’être comme tout le monde l’emportera-t-elle ? II est tôt pour répondre. Mais les enjeux sont bien là.

Eva TOULOUZE

Université de Tartu, Estonie


Résumés

Udmurtia and the Udmurts:
present situation and future perspectives of a Finno-Ugric people

What is the present stage of the national identity conscience of the Udmurt population and which are the perspectives of survival of this ethnic group? These are the questions the article intends to consider, using different kind of materials, including expeditions to Udmurtia.

The first and main opposition is between the town (especially the capital Izhevsk), which is Russian, and the countryside, where the traditional way of life is still alive. The Udmurt identity is based in the countryside, but most of the active Udmurt leaders, most of the intellectuals, live in town, in a Russian environment, far from their roots; they must adapt to everyday life conditions. The Udmurts from the countryside, living in villages, often feel that those who should represent them are too distant: there is an in­creasing gap between those two groups of Udmurts. The life in the countryside is still hard: most of the material and spiritual tasks are in charge of the women, the masculine population suffers in large proportions of alcoholism. Women are also the most active bearers of the traditional culture: handcrafts, folklore. The history has been severe to Udmurts, and has deeply rooted fear in the people’s psychology. This fear can’t dis­appear so soon, and makes the Udmurt population quite frail in its survival purpose.

Nevertheless in the last ten years there has been a formidable evolution. In connection with the political events in Russia, Udmurts have created their own organizations; among them Kenesh, a political organization, which has already organized two all-Udmurt Congresses. The dignity of the Udmurt language, of the Udmurt identity has been con­finned. There are new newspapers, magazines, and although the material conditions of the literary life are getting more and more difficult, some voices are emerging, as those of some remarkable poetesses: Alla Kuznetzova, Tatyana Chernova, Galina Romanova, Lyudmilla Kutyanova, Lyubov Tihonova… The Udmurt identity is expressed also in other ways: by the developments of the sciences more connected with ethnicity as history, archeology, literary research, folklore, ethnology. Some foreign scholars’ researches about Udmurt literature, which were harshly criticized fifteen years ago, have now been published in Izhevsk.

Udmurtia has been a closed region, prohibited to foreigners, until the last years. This isolation is now finished, but the outside world remains deeply alien. The better known countries are Hungary, Finland and Estonia. The president of Hungary has visited in 1993 all Russia’s Finno-Ugric regions, his interest has encouraged the national con­science. Finland is psychologically very far and very different, but the contacts are developing especially between scholars. Estonia could be the closest, for the common Soviet past helps communication and the understanding by Estonians of the real life conditions in Udmurtia. But all Estonian connections are suspect for political reasons, as the young Republic is not real] y appreciated by Russian press and media.

There have been clear progress in national conscience. But is it enough? Russia is changing, but Udmurtia, as an important industrial region, as a center of arms pro­duction, is too important to the central government to be neglected. The survival of the Udmurts as a specific culture depends on their own will to preserve they particular features.



[1] La littérature oudmourte est un ouvrage de synthèse qui éclaire du même coup l’arrière-plan socio-politique de la vie culturelle.

[2] Iz mraka (Depuis les ténèbres…), Iževsk, 1994, 496 p.

[3] Šimec pejmytyc (Des ténèbres à la lumière), Iževsk, 1982, 303 p.

[4] La République Mari, ainsi que le pays des Khantys et des Mansis. Mais la remarque vaut également, en partie, pour l’Estonie.

[5] On trouvera une violente critique de ces mesures par exemple dans le grand roman mari de Sergej Čavajn, Elnet.

[6] Nous touchons d’ailleurs ici à un problème qui n’est pas, à mon avis, totalement élucidé. Jusqu’à quel point la société oudmourte était-elle différenciée ? Cette question reste chargée d’un poids politique et idéologique. L’historiographie des années sovié­tiques avait en effet intérêt à montrer l’existence d’une bourgeoisie oudmourte impi­toyable envers son propre peuple pour justifier sa politique de dékoulakisation. Il serait temps de procéder à des études scientifiques plus sereines.

[7] Oui, Moscou : dans les années 20 en effet, une partie des intellectuels oudmourts fait des études à Moscou. C’est ainsi que Kuzebaï Gerd rencontrera à l’Institut de littéra­ture de remarquables personnalités de la littérature russe et mondiale ; il n’en dirigera pas moins des publications et des revues en oudmourt depuis Moscou, sans se couper de la vie culturelle de son pays.

[8] Ces petites cabanes situées soit dans la cour des maisons les plus grandes, soit un peu à l’extérieur du village, étaient le foyer des cultes traditionnels. Elles ont été presque toutes démolies pendant la période soviétique. C’est auprès de celle qui reste, au village de Kuzebajevo, que l’on a renoué avec la tradition de la fête traditionnelle « gerber », à la mi-juillet. Il s’en trouve en fait nettement plus dans les villages oudmourts situés à l’exté­rieur de la République d’Oudmourtie, en Tatarie ou en Bachkirie.

[9] G. Medvedev, M. Konovalov, D. Korepanov (Kedra Mitrej) ont été réhabilités dès 1956 [Ermakov 1995 : 67].

[10] Des statistiques intéressantes et effrayantes ont été communiquées après la rédac­tion de cet article au Congrès de Jyväskylä des Finno-Ougristes par le jeune chercheur oudmourt Sergej Pakriev : l’alcoolisme touche 68 % des hommes et 12 % des femmes en milieu rural. En tout, c’est 50 % de la population qui est affectée par ce phénomène.

[11] Ce n’est pas un phénomène original : le dynamisme féminin opposé à une certaine passivité masculine, à un laisser-aller fataliste dans l’alcool, à une sorte de suicide larvé… Je pourrais facilement comparer la situation que j’ai vue en Oudmourtie avec par exemple celle qui domine dans les campagnes et notamment dans les îles estoniennes.

[12] Votiak, donc idiot.

[13] Aux dernières nouvelles, remontant à l’été 1995, il se serait retiré de Keneš et travaillerait dans les douanes…

[14] Suite à la découverte, aux alentours du village Vuž-Multan, du cadavre d’un men­diant, un procès a été ouvert contre dix paysans accusés d’avoir commis un meurtre rituel. Pendant quatre ans, de 1982 à 1986, les experts se sont succédé et ont présenté, de manière contradictoire, les coutumes oudmourtes. Les chercheurs oudmourts ont tou­jours nié l’existence d’une pratique de meurtres rituels.

[15] Rappelons, pour mesurer l’ampleur de la distance franchie, qu’en 1976, V.M. Vanjušev [Vanjušev 1976] attaquait Moreau avec violence : « Voilà comment les sovié­tologues bourgeois tentent de falsifier l’histoire de la littérature oudmourte, tout en misant sur le développement des vues nationalistes chez les Soviétiques. L’étude du finno-ougriste français se trouve dans la droite ligne des travaux des soviétologues bourgeois » (p. 55). « Ce qui se manifeste dans les affirmations erronées de Jean-Luc Moreau, c’est l’absence d’une approche socio-historique » (p. 60).

[16] Avant la Révolution, Sarapul était connue par le nombre de ses établissements de culte (22 en fonctionnement). Entre 1918 et 1930, une dizaine d’établissements a été détruite entièrement ou partiellement [Šumilov, 1993 : 4-43].

[17] Une analyse détaillée de cette traduction révèle d’inimaginables décalages entre le texte original et celui qui est désormais accessible aux russophones. Ce problème fera l’objet d’une autre étude.

[18] Les médias russes ont profité de la crise tchétchène pour accuser l’Estonie de faire la guerre à la Russie par Tchétchénie interposée. Les Estoniens ont ainsi appris l’exis­tence de fantomatiques régiments de femmes volontaires estoniennes combattant en Tché­tchénie, les « belye kolgotki » (bas blancs). Ce n’est qu’un exemple de l’atmosphère créée par les médias autour de l’Estonie.

[19] Au début de 1995, les élections ont été annulées : l’Oudmourtie n’aura pas de président élu au suffrage universel. En revanche, les élections au Soviet d’État ont eu lieu au printemps. V.K. Tubylov, faute d’être président, a été élu député. Il y a 16 Oud­mourts au Soviet d’État d’Oudmourtie.